Biographie et bien plus
Lorsqu'on parle de biographie, on pense souvent seulement aux récits de vie de personnes célèbres. Bien d'autres vies, et événements traversés par des quidam, méritent pourtant qu'on en garde la mémoire. Je pose ici de temps à autre ce qui au fil des jours m'inspire...
Pourquoi confier son histoire à un biographe ?
Accaparés par les réseaux sociaux et le flux d'actualités, nous prenons de plus en plus rarement le temps de nous arrêter pour contempler le chemin parcouru. Pourtant, chaque vie est unique, tissée d'expériences, de rencontres et de moments qui méritent d'être préservés. Les souvenirs sont fragiles. Avec le temps, les détails s'estompent, les visages se brouillent, les dates se confondent. Combien de fois avons-nous regretté de ne pas avoir noté les anecdotes de nos grands-parents ? De ne pas avoir enregistré la voix de cet oncle au rire si particulier ? De ne pas avoir demandé à notre mère comment était la vie dans le Nice de son enfance ?
Chaque jour, ce sont des milliers d'histoires qui disparaissent à jamais. Des témoignages d'époques révolues, un patrimoine familial dont on mesure malheureusement mal ce qu'apporterait sa conservation.
Installé à Nice, j'ai décidé de consacrer ma seconde vie professionnelle à l'écriture pour autrui, à la transformation de souvenirs en récits durables. Par goût pour l'écriture, par curiosité pour les histoires individuelles mais aussi pour offrir aux générations futures la possibilité de comprendre leurs racines, d'appréhender les choix qui ont façonné leur famille, de s'inscrire dans une continuité qui donne sens et lutter contre l'instantanéité qui nous détruit.

La voix des anonymes
"Une des grandes possibilités de la littérature, c'est d'être la voix d'êtres anonymes qui n'ont pas la possibilité de se faire entendre.... ça c'est mon modèle". Luis Sépulvéda.
Dans la lignée de Steinbeck, de Kessel, et d'autres grands écrivains, (trop) souvent américains, L. Sépulveda, est parti à la fin des années 1990 avec son complice photographe D. Mordzinski à la rencontre de ceux qui ont fait la Patagonie, de ceux qui sont la Patagonie. En naîtra de nombreuses années plus tard cet ouvrage où s'entrelacent textes et images, des portraits comme des nouvelles, qui gardent à tout jamais la trace de personnages rencontrés au fil de leur périple. Littéraire, esthétique, politique, un projet inspirant pour tout biographe de particulier.
Plus d'info sur cet ouvrage ici
Biographie pour autrui : écrire à deux
Le pain nu est un monument de la littérature marocaine. J’aime ce livre autobiographique pour de nombreuses raisons et avant tout pour son histoire, qui interroge sur ce qu’est l’écriture.
Le pain nu est un récit biographique dans lequel Mohamed Choukri raconte son enfance. D'abord écrit sous la dictée à Paul Bowles, M. Choukri étant à cette époque analphabète, et en espagnol, seule langue commune aux protagonistes. Edité en anglais, devenu un bestseller outre Atlantique, il a par la suite été réécrit par Mohamed Choukri et Tahar ben Jelloun. Toutes les traductions (même la traduction en arabe) émanent alors du texte français, langue que l’auteur, Mohamed Choukri, ne parle pas.
« Il est arrivé des moments où Mohamed ne me décrivait pas une scène entièrement, il faisait une allusion et moi j’inventais le reste. Mais ce n’est pas mon texte », indique Tahar Ben Jelloun. C’est précisément ce qu’est pour moi le travail du biographe, retranscrire mais aussi faire advenir en mots.

L'a posteriori biographique
Un des grands plaisirs de la lecture est la rencontre, toujours surprenante, avec la formulation exacte d'une idée. Un de coup de foudre qui oblige à s'arrêter, à relire alors plusieurs fois cette phrase-écho dont la perfection nous méduse.
Dans Glose, Juan José Saer, auteur argentin exilé à Paris, définit «ce que les autres appellent vie [comme] une série d’explorations a posteriori où une dérive aveugle, incompréhensible et sans fin dépose, à mesure et malgré eux, les individus, même éminents, qui, après avoir été emportés par elle, se mettent à élaborer des systèmes qui prétendent l’expliquer».
Belle invitation à la modestie. Le travail biographique, comme la vie, est une exploration qui, faute de pouvoir toujours expliquer, dessine des liens, tente d'élaborer une cartographie imparfaite d'un soi-monde.

Les récits qui nous lient
Dans Nos vies en flammes, de David Joy, écrit : "Quand les jours deviennent vides, il ne reste que ce que l'on a gardé en mémoire, les histoires éparpillées comme des graines, les récits qui nous lient les uns aux autres dans ce monde. Nous pouvons les raconter de nouveau, rassembler les vestiges d'âmes qui ont explosé dans l'infini, redonner forme aux morceaux éclatés et insuffler la vie en ceux que nous avons aimés et perdus".

La photographie, toute une histoire
Se tient en ce moment en Suisse à la fondation Beyeler (Riehen) une exposition du photographe Jeff Wall. Je n’y suis pas encore allé. Mais cette exposition a immédiatement fait ressurgir un souvenir : celui d’un week-end à Londres, en 2004. Et la découverte de l’oeuvre de J.Wall dans une exposition rétrospective à la Tate Modern. Un artiste, deux expositions, et la mémoire qui bondit vingt ans en arrière.
Faire des bonds dans son histoire, c’est cela le travail biographique. On conçoit souvent son parcours comme un enchaînement chronologique, linéaire. Mais se souvenir, c’est aussi trouver des liens inattendus, que l’on n’avait peut-être jamais tissés auparavant. Le biographe accompagne cette navigation dans la mémoire.
Mais revenons à Jeff Wall. A l'âge de 20 ans, j’étais loin d’imaginer que je deviendrais biographe. Encore que.... Car rétrospectivement je suis aisément capable d’expliquer mon cheminement. Mais J. Wall m'apprit immédiatement que la photographie, au-delà de sa capacité à arrêter le temps, m’intéressait surtout par l’imaginaire dont elle l'explosion. Il y a bien évidemment une histoire derrière chaque photo. Mais tout le travail de J. Wall consiste à faire de chaque image une petite bombe romanesque. Comme autant d’incipits à des romans qu’il nous laisse libre de construire.
Nourriture et mémoire émotionnelle
Dans un article du journal Libération, Yotam Ottolenghi, chef né en Israël, connu pour avoir popularisé en Europe des recettes du Moyen-Orient, raconte : « La nourriture est un outil très efficace et émotionnel pour préserver la mémoire et toute personne qui a migré peut dire à quel point il est important de pouvoir recréer la nourriture du passé dans un nouveau contexte, de se connecter à son origine par la nourriture ».
Une belle inspiration pour le travail biographique. Evoquer ses souvenirs culinaires pour retrouver une connexion avec son passé.
L'aventure biographique, une aventure intérieure
Être biographe pour les particuliers, c'est d'abord savoir écouter, et retranscrire. Mais c'est aussi savoir imaginer le format qui conviendra le mieux à une personnalité, ou une histoire singulière. Les lectures inspirent en permanence le biographe. Et inversement, le format biographique inspire de nombreux romanciers. Récemment, je me suis replongé dans 2 livres lus il y a bien longtemps. Un parfum de paradis d'Elias Khoury et Hamilton Stark, de Russell Banks. Je n'avais alors pas l'idée de devenir biographe de particulier. Je ne savais sans doute même pas que ce métier existait. Mais les récits choraux m'attiraient. Ils nous rappellent que derrière des faits se cachent parfois des lectures très différentes.
Se lancer dans sa biographie, c'est donner une lecture des événements qui ont constitué sa vie, une lecture personnelle, mais a postériori avec les nuances que peuvent apporter l'âge et le recul. C'est ainsi relire sa propre vie avec d'autres yeux.
Démocratisons la biographie
Qui n'aimerait pas retrouver l'histoire racontée d'un ou une de ses descendant(e) ? Mieux : et si la biographie devenait un acte banal de la vie de chacun ? Chaque famille aurait ainsi une trace de la vie de ses ascendants, de la manière dont ils/elles ont traversé telle ou telle période de l'histoire. Quelle influence aurait cette connaissance sur nos vies ? En serions-nous changés ?